23.12.08

Sous son parapluie rouge

20h45; elle était sur le point de verser une larme... de peine ou de rage, difficile à dire. Le ciel lui ne se privait pas de verser ses larmes, accompagné des éclairs de l'électrisant spectacle sur scène.
Isolée sous son parapluie rouge, bière à la main, elle écoutait cette musique qui allait la sortir d'elle, la porter au delà de ses pensées, la guider vers la sortie de secours de son coeur en flamme.

Elle adorait se retrouver dans cette foule anonyme et tellement présente à la fois, cette foule solidairement dirigée vers la scène, telle une quête commune. Cela lui manquait, elle qui avait habité, il y a quelques années, cette ville aux rythmes trépidants et à l'authenticité nonchalante. Nostalgie, nostalgie de l'urbaine magie lointaine.

Bon, il n'était pas venu... et puis!Au début elle se disait qu'il ne s'agissait que d'un petit retard, d'une panne de métro, d'un besoin de se faire désirer, de ne pas être trop à l'heure, question de ne pas officialiser la rencontre. Mais après plus d'une heure de retard,il fallait bien qu'elle se fasse une une raison: il n'allait pas venir! Pourquoi serait-il venu de toute façon? Bien qu'optimiste, elle n'avait pas l'habitude des histoires faciles!

Elle s'en voulait de s'être créé encore une fois des attentes après si peu, d'avoir ressenti de la joie à l'idée de le rencontrer, d'avoir osé croire que ça se produirait. Elle s'en voulait d'avoir été transportée par une onde de bonheur plus tôt dans la journée, à l'idée de le voir enfin. Elle s'en voulait d'avoir hésité devant les vêtements à porter, pour avoir l'air naturellement et nonchalamment séduisante, sans toutefois avoir l'air de s'y être préparée! Toutes voudraient avoir le look d'une Meg Ryan aux cheveux savamment dépeignés et aux jeans naturellement usés... c'est bien connu!

21h00; toujours sous son parapluie rouge, elle a sans doute versé une larme... de peine ou de rage, difficile à dire. Moment hors du temps, elle a soudainement levé les yeux vers le ciel pluvieux et s'est exprimée tout haut, à Dieu, à l'univers, où à elle-même, sous les regards amusés de quelques anonymes: "Non mais, donne-moi donc un signe que je décroche câlisse!" C'était l'histoire de sa vie, l'attente! Elle avait passé l'âge maintenant: l'attente l'avait sans doute un peu fait vieillir, malgré son insatiable jeunesse de l'âme.

Pas de signe en vue! Que ces nuages à perte de vue et la fin venue de l'électrisant spectacle. Que faire maintenant, sinon suivre cette foule engourdie qui se dirigeait, tel un troupeau en quête de verts pâturages, vers le prochain spectacle qui allait les nourrir.

Maintes fois elle jeta un regard sur l'afficheur de son son cellulaire, maintes fois elle vérifia l'état muet de sa boîte vocale : "Vous n'avez aucun nouveau message." "Nous vous le répétons encore mademoiselle, vous n'avez vraiment aucun nouveau message!" Non, elle n'allait quand même pas l'appeler: la balle était dans son camp. L'indifférence de ce dernier, ou son intérêt envers une autre, s'exprimait tout simplement à travers son absence. Il n'y avait pas de quoi en faire toute une histoire, une page de journal intime tout au plus.


Il n'y avait pas de quoi en faire un drame, mais elle sentait son coeur imploser sous les battements, alors que le nouveau groupe explosait sur scène. Juste à temps, cette musique inondait enfin sa tête, son coeur, pour noyer une peine qui n'avait pas raison d'être. En son fort intérieur, elle se disait qu'il n'était pas question qu'elle se laisse envahir par la tristesse: mais que peut un fort assiégé de l'intérieur? que peut Troie contre son si beau cheval?

Bière à la main, elle écoutait cette bruyante et vivante musique qui allait la sortir d'elle, la porter au delà de ses pensées, la guider vers la sortie de secours de son coeur enfumé. Elle souhaitait que l'alcool fasse sentir son ivresse le plus tôt possible, afin qu'elle puisse bientôt se laisser naviguer tranquilement sur les flots grisants de la musique! Sans doute le cherchât-elle du regard pendant quelques temps dans la foule, une foule qui dégageait maintenant une agréable odeur de chanvre et de joie.

Elle sentit soudainement quelqu'un s'approcher d'elle, et envahir peu à peu son espace. À sa grande déception, ce n'était malheureusement pas LUI. Qui osait alors la déranger dans sa peine? qui osait donc la déranger dans son mélodrame narcissique?

- Pardon, est-ce que je peux partager votre parapluie? murmura un beau grand et charmant jeune homme aux allures bohèmes. Elle ne vit pourtant pas l'étendue sa beauté et de son charisme, trop aveuglée par la déception qui l'habitait.

Non, mais quel culot! se disait-elle. Mais bon, elle allait tout de même être altruiste: n'était-ce pas là une de ses grandes qualités personnelles qui l'avait d'ailleurs conduite vers sa profession?

- Oui, oui, bien sûr, pas de problème!

Elle s'approcha de l'inconnu et déplaça le parapluie de façon à les couvrir tous deux, tentant tant bien que mal de le tenir suffisamment haut pour ne pas l'incommoder. Tout en l'observant discrètement dans son angle mort, elle continuait à regarder le spectacle en recherchant malgré elle la présence du retardataire dans la foule. Toujours pas de nouvelle, toujours pas d'appel. Rien. Aucun signe.

Grand, les cheveux longs, noués, le regard franc et inspirant la confiance, les mains délicatement fortes, il fallait admettre que son interlocuteur était digne des modèles dans les publicités de jeans de Kelvin Klein, avec une allure artiste-écolo-engagé en prime! Mais elle était bien trop occupée à attendre l'appel du retardataire pour voir quoi que ce soit.

- Tu fais quoi ici? Tu connais le groupe qui joue? Tu travailles pour la sécurité de l'événement ? dit-il en pointant le cellulaire qu'elle portait à la bretelle de son sac à dos, et qu'elle regardait fréquemment.

- Ah non, pas du tout. Je suis ici par plaisir, j'avais besoin de décrocher du travail, et j'ai décidé de venir voir quelques spectacles, et voir des amis... question de me changer les idées, dit-elle.

Elle était bien trop envahie par l'absence de l'AUTRE pour entamer toute forme de conversation. Soudain, elle lui confia maladroitement le parapluie afin qu'il prenne la relève. Ce beau et grand jeune homme l'obligeait quand même à se contorsionner le bras pour tenir cette satanée ombrelle à la bonne hauteur... Qu'il la tienne donc lui-même!

- Moi, c'est Jasmine.
- Mathieu.


Elle lui tendit une main digne d'une leader de parti politique en campagne électorale, le genre de poignée de main de guerrière féministe, à l'antipode de la sensualité!

- Et tu fais quoi dans la vie Jasmine?

Est-ce qu'elle était vraiment obligée de discuter avec ce mec? Chose certaine, le meilleur moyen de mettre fin à une conversation avec la gens masculine était habituellement de dire ce qu'elle faisait dans la vie et avec qui elle travaillait. Elle l'avait malheureusement appris à ses dépends: c'était un doublé sans retour!

- Ah moi? je suis PSYCHOLOGUE et... je travaille avec les FEMMES BATTUES.

Après feindre un certain intérêt, et après avoir fait quelques blagues traditionnelles sur le fait qu'elle devait être en train de l'analyser, ou qu'elle devait être une féministe enragée travaillant avec des amazones lesbiennes, le mec quittait habituellement les lieux dans les quelques minutes qui suivaient, en trouvant une excuse bidon.

- C'est intéressant, mais ça ne doit pas être de tout repos. Je comprends que tu viennes te changer les idées en musique!

La voilà troublée. Ce n'était pas censé se produire ainsi. Il lui fallait rapidement trouver une question afin de reprendre un certain contrôle sur elle, et ne pas laisser paraître son malaise.

- Et toi, tu fais quoi?

- Moi, je suis musicien. Ben, les potes qui sont sur scène ce soir sont des amis à moi, c'est du bon matériel ce qu'il font,j'ai travaillé avec plusieurs d'entre eux. Faut dire qu'on finit par tous se côtoyer dans ce domaine.

Mauvaise réponse pour mettre fin à une conversation!!! Malgré de grands efforts pour ne pas y succomber, elle ressentait une attraction certaine pour la sensibilité artistique masculine. Elle qui rêvait d'un artiste "groundé", elle qui, après avoir renoncé à Sting, vu son âge, les kilomètres à parcourir et son statut matrimonial, disait dernièrement à tous et chacun en riant qu'elle attendait que Louis-José Houde ou Dumas la demande en mariage! Si au moins Mathieu avait été comptable, garagiste ou chirurgien cardiaque, cela lui aurait facilité la tâche. Mais, c'était plus fort qu'elle, sa curiosité l'emportait.

- Tu arrives à vivre de ta musique ou tu fais autre chose?
- Oui... je suis super choyé. Je ne manque pas de contrats. J'ai eu l'occasion de travailler avec...


Et voilà que leur conversation reprit de plus belle. Ils discutèrent musique, de leur travail mutuel, d'intervention, de loisirs, d'improvisation théâtrale et musicale, des petits plaisirs d'habiter cette ville, des raisons qui l'avait conduite à quitter cette ville il y a quelques années. Au hasard de leur conversation, ils découvrirent qu'ils avaient tous deux le même âge, qu'ils étaient célibataires... Il habitait d'ailleurs seul dans un 5½ pas très loin, si jamais elle était mal prise ce soir! Ce qu'une quinzaine de minutes de conversation peuvent révéler!


Elle le trouvait de plus en plus séduisant. La conjoncture de la musique, de l'intensité de la foule, de la fébrilité de la nuit tombante, de l'humidité de la pluie et de l'ivresse des quelques bières consommées dans la soirée, contribuaient sûrement à rendre chaque instant plus magique. Elle réalisa aussi qu'elle n'avait pas coutume de se faire aborder de la sorte. Momentanément,sporadiquement, elle en oublia même la raison de sa présence ici. Elle oublia presque qu'IL ne s'était jamais pointé à leur rendez-vous, et qu'IL ne l'avait même pas appelée.

Puis, un ami de Mathieu qui se trouvait à quelque pas derrière eux, depuis le début de leur conversation semblait-il, vint finalement se joindre à eux. Les présentations furent faites. Elle esquissa un léger sourire en coin lorsqu'elle remarqua que ce dernier se tenait bien à l'abri sous un immense parapluie! Kelvin Klein avait donc prétexté un besoin de se mettre à l'abri de la pluie pour l'aborder, ELLE! C'était très, très, charmant.

La pluie cessa. Mathieu referma le parapluie rouge, symbole de leur rencontre impromptue. Leurs chemins auraient pu se séparer à cet instant, mais il l'invita à passer cette soirée musicale en sa compagnie, si elle le désirait, puis lui offrit généreusement l'hospitalité pour la nuit... ce qu'elle accepta, sans trop se faire prier.

Elle se disait que c'était fou! Que ces rencontres magiques et inattendues, que ces histoires arrivent généralement dans les films ou les publicités! Lorsqu'elle franchit le seuil de la porte de son 5½ pièces, elle eut tout de même une pensée pour LUI. N'avait-elle pas, il y a quelques heures, levé les yeux vers le ciel et demandé un signe afin qu'elle décroche enfin? Elle avait demandé un signe, et elle était servie: il s'était présenté sous son parapluie!

La nuit fut magique... empreinte de musique, de simplicité, et de sensualité. La nuit fut magique, et cruellement courte: la réalité du travail la rattrapait.

Au creux du matin, avant de partir, elle ne put s'empêcher de demander à Mathieu pourquoi il l'avait abordée elle, dans cette foule immense: "Ben, je t'ai remarquée sous ton parapluie rouge qui me bloquait la vue, et j'ai remarqué que tu me regardais... Je n'ai fait que répondre à tes signes!"

L'avait-elle vraiment regardé? ou l'avait-elle simplement croisé du regard en cherchant désespérément CELUI qui ne s'était pas présenté. Au diable l'intention et le processus: le résultat était le même!

Dans la précipitation de son départ matinal, elle en oublia son parapluie rouge, fièrement et symboliquement accroché à la poignée de porte à la peinture écaillée, de cet appartement chaotiquement harmonique. S'agissait-il d'un oubli prémédité dans le but de le revoir, ou d'un signe du destin?

Peu importe, bien des semaines plus tard... seul le souvenir de cette histoire subsisterait de leur relation. Elle s'en voudrait alors de s'être créé encore une fois des attentes après si peu, d'avoir ressenti de la joie à l'idée de le revoir, d'avoir osé croire que ça se poursuivrait. Elle s'en voudrait alors d'avoir été transportée par une onde de bonheur à l'idée de le revoir.

20h45; elle était sur le point de verser une larme... de peine ou de rage, difficile à dire. Allongée sur son divan rouge, bière à la main, elle écoutait l'intrigante et mystique musique de ce magicien des notes, musique qui allait la sortir d'elle, la porter au delà de ses pensées, la guider vers la sortie de secours de son coeur embrasé. Malgré tout, elle se souviendrait à tout jamais de cette symbolique rencontre sous son parapluie rouge.

Fragile petit matin sans pluie
Que mon parapluie garde en respect
Mais le ciel est au chagrin
Et s'il avait deux mains, il chagrinerait
Je marche inquiétée de me noyer dans l'orage
[...]
Je prends un air ébahie et je m'écrie
Ah! Mon parapluie!
Il l'a trouvé par terre
Comme un coeur presqu'ouvert
Comme le mien pour ses yeux verts
Pourquoi faut-il que le temps file? (D Bélanger)

1 commentaire:

LeDZ a dit...

C'est charmant ! j'apprécie l'image qui provient d'une télésérie !

Les héros n'ont souvent pas d'autres pouvoir que celui de l'être aux yeux d'un être chère !